INTRODUCTION:
Lynne Thornton

Les Sahariens adorent leur pays, et, pour ma part, je serais bien près de justifier un sentiment si passionné, surtout quand s’y mêle l’attachement au sol natal. Les étrangers, ceux du Nord, en font au contraire un pays redoutable, où l’on meurt de nostalgie, quand ce n’est pas de la chaleur ou de soif. Quelques-uns s’étonnent de m’y voir, et, presque unanimement, on me détournait de m’y arrêter plus de quelques jours, sous peine d’y perdre mon temps, ma peine, ma santé et, ce qui est pis, tout mon bon sens. Au demeurant ce pays, très simple et très beau, est peu propre à charmer, je l’avoue, mais, si je ne me trompe, il est aussi capable d’émouvoir fortement que n’importe quelle contrée du monde.

Eugène Fromentin. Un été dans le Sahara.


Dans cet ouvrage, Djillali Mehri vous invite non seulement de partager avec lui un voyage dans le temps, mais aussi son propre parcours en tant que collectionneur. Tout commence en 1963, quand il voit pour la première fois une oeuvre de Etienne Dinet, accrochée dans le bureau d’un officiel à Oran. Frappé par sa beauté, il fait une enquête auprès des familles françaises en Algérie, et achète aux particuliers ou dans les galeries et les ventes publiques. Quelque fois un tableau désiré lui échappe. Il se console avec un autre, va vers d’autres peintres, d’autres pays, puis revient à Dinet. Dans son appréciation de l’homme et l’œuvre, Djillali Mehri a bien été précurseur. Lors de la rétrospective posthume, qui a lieu à l’Exposition coloniale à Paris en 1931, Dinet était déjà victime, comme bien d’autres, du cycle toujours recommencé du goût et de la mode. Ses tableaux acquis par des musées n’étaient plus visibles, et son nom exclu des ouvrages d’histoire de l’art. Même avec le renouveau de l’intérêt pour l’Orientalisme dans les années 1970, son importance n’a pas été reconnue pendant longtemps, injustice en partie réparée par la publication du long travail de recherche par Koudir Benchikou. Aujourd’hui, c’est chose acquise. Non seulement une sélection de tableaux de la collection a été présentée au public au cœur de Paris, chez Artcurial, en 2003, mais une exposition Etienne Dinet, également au sein de Jazaïr, l’Année de l’Algérie en France, a lieu au Musée des Beaux-Arts de Nantes.

Cet intérêt, voir passion, pour l’artiste français, qui a passé tant d’années de sa vie dans le Sud-Algérien, pourrait s’expliquer par le fait que Djillali Mehri est né à El-Oued, ville saharienne dont sa famille est originaire, car les œuvres le fait revivre avec nostalgie et attendrissement un monde qu’il a connu depuis son enfance. Mais les raisons de cet attachement vont bien au-delà de son appréciation de la maîtrise avec laquelle Dinet saisi la lumière brillante et son empathie pour les Algériens et leur vie quotidienne.

Dinet aurait pu se contenter de fournir aux collectionneurs admiratifs, comme bien d’autres artistes de sa génération, une vision idéalisé d’un pays où le temps s’est figé. Mais il est indéniable que Bou-Saâda, Laghouat, Biskra, comme bien d’autres villes et contrées du monde oriental, ont connu, dès le X1Xe siècle, un changement radical. Malgré ces transformations, des touristes en quête d’exotisme envahissaient les pays autour du bassin méditerranéen. « Y a-t-il un lieu sur terre qu’on puisse encore cacher aux hommes ? » se demandent Jérôme et Jean Tharaud dans leur Fête arabe. « Ben Nezouh est devenu un endroit à la mode ; artistes, sportsmen, chasseurs de gazelle et de mouflon, snobs, mondains fatigués, tout ce peuple errant, cosmopolite, qui promène inlassablement sa curiosité ou son ennui, débarque ici chaque jour plus nombreux. Pour amuser tous ces passants, nous organisons des fêtes, des représentations en plein air, des courses de méhara et de chevaux, des excursions en caravane. »

La majorité des écrivains de l’époque était plus réaliste, plus pragmatique que les peintres, quoique ayant que trop souvent recourt aux poncifs peu acceptables aujourd’hui. D’autres, que nous avons choisis de citer ici, parlaient avec leur cœur. Maurice Maerterlinck, lui, croyait dans la bienfaisance du dépaysement. « Si vous voulez garder intacte la vision du monde que composa votre imagination d’après les récits des voyageurs, les légendes, les poètes et les rêves de votre enfance et de votre jeunesse, ne sortez pas de votre maison. Mais si vous préférez la réalité, quelle qu’elle soit, aux songes inconsistants de la fantaisie, faites le tour de la terre. Vous aurez bien des déceptions ; mais vous apprendrez à voir, à comprendre, à composer, vous ferez l’éducation de vos yeux, de votre sensibilité, de vos désirs, de vos inquiétudes et de votre bonheur.

» C’est justement à Bou-Saâda, « cité du bonheur », où Dinet s’installe, cette petite oasis où il refait sa vie, sans rompre pour autant avec son monde parisien. Au départ, c’est grâce à son ami et collaborateur, Slimane Ben Ibrahim, qu’il est accepté par les habitants. Très vite, il rentre dans leur intimité, et devient l’un des leurs. Parlant arabe, il suit leurs coutumes, et est à l’écoute de leurs joies et leurs pleurs, leurs légendes, et leurs aspirations. Rare parmi les peintres orientalistes, Dinet ose lever le voile sur des aspects durs : la répudiation, selon les traditions musulmanes, qui laisse des femmes et leurs enfants désemparés, le deuil après la mort d’un être cher, la tristesse voir le désespoir, les disputes et la violence entre hommes, la jalousie, la conscription dans l’armée française, le travail manuel dans des conditions souvent pénibles. Autre fait : plus en plus attiré par l’Islam, Dinet se convertit en 1913, et, en tant que musulman, fait le pèlerinage à la Mecque en 1929. Il va ainsi jusqu’au bout de son engagement envers les Algériens, ses co-religionnaires, et de ses propres convictions spirituelles, options souvent mal comprises et même sévèrement jugées par ses paires. C’est donc envers cet homme d’honneur que Djillali Mehri se sent reconnaissant, tout en admirant son talent comme peintre.

En vrai collectionneur, il aime tous les tableaux qui l’entourent, lui et sa famille, mais avoue avoir des favoris, mis à part les œuvres orientalistes de Dinet. Cette poétique Femme d’Alger sur les terrasses de Jules Muenier, où le rose et le noir, frappant contraste, se détachent de la blancheur de la ville. Le mouvement gracieux, rythmé et répété, des Femmes fellahs au bord du Nil, qui a tant fasciné l’artiste, Léon Belly. Les portraits discrets et véridiques des jeunes Egyptiennes de Leopold Carl Muller, qui retourne année après année au Caire. Ce bouton de rose Après le bain, peinte dans la propriété familiale de Dinet en Ile-de-France, où le soleil filtre avec délicatesse à travers le vert tendre du feuillage. La remarquable toile d’Eugène Giraud où des femmes égyptiennes observent tranquillement le grand fleuve en contrebas ou fume un narghilé, tandis que des jeunes servants apportent le café ou chasse les mouches. L’attitude plus sensuelle de cette Marocaine, dans le tableau d’Elie Anatole Pavil ; torse nu, elle se détend sur la terrasse de sa maison, sanctuaire à l’abri des regards. La pureté de l’air, la paix, et le silence qu’on ressent dans ce paysage montagneux verdoyant d’Albert Girard et l’impressionnante toile de six mètres de Maxime Noiré. L’improbable et amusant Chasse au tigre d’Achille Giroux, où le fauve, pourtant inconnu en Algérie, bondit avec son petit hors de portée des fusils. Le fier portrait équestre de Bouaziz Ben Gana, Bachaga des Ziban, peint par Adam Styka lors du séjour de l’artiste polonais à Biskra. Le burnous rouge du futur Cheik el Arab est constellé de médailles, dont la Légion d’Honneur, honneurs décernées par la France à bien de chefs algériens de l’époque, un pan d’histoire qui reste à écrire. Les Bédouins qu’on voit dans les tableaux de Pilny, qui s’agenouillent à même le sable pour prier au coucher du soleil. Les Gamins jouant à la koura de Maurice Potter, qui a su capturer l’insouciance et l’énergie des enfants qui s’amusent, mais aussi cette lumière brillante du Sud, si chère à son ami Etienne Dinet. La tendresse avec laquelle Edouard Verschaffelt peint sa propre famille à Bou-Saâda. Emina, dans le tableau de Louis-Emile Pinel de Grandchamp, qui songe avec nostalgie de l’Orient, cet « ailleurs » qui a mille visages.


La vie citadine et la vie rurale, la vie publique et la vie intime, la foule bruyante ou l’espace et le silence, la bravoure et la combativité des hommes, les perpétuels déplacements des familles étendues, le charme et la beauté des femmes, le rire, les jeux des enfants, le travail, le recueillement, la solidarité envers ses proches et des membres d’une communauté soudée, le souvenir d’un être cher, le respect, le pèlerinage, le désert brûlante et asséché, les oasis accueillant et ombragés, et l’eau, source de vie. Des thèmes qui reflètent (mais le sait-il ? L’avouerait-il ?) un peu sa vie à lui. Mais chut ! «Après tout, a dit Albert Camus, la meilleure façon de parler de ce qu’on aime est d’en parler légèrement. »



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